Tilo Koto, ça signifie « sous le soleil » en mandingue. Yancouba Badji a marché « sous le soleil de la terre et de la mer », de sa Casamance natale à la Tunisie où il s’est échoué, faute de pouvoir passer en Europe. Il raconte son voyage et sa détention en Libye sous le regard bienveillant de Sophie Bachelier et Valérie Malek, les réalisatrices, et dans ses tableaux. Pour que les jeunes Africains ne partent plus au risque de se perdre loin de leur terre.

« Les Mandingues disent que si tu prends un chemin qui ne mène nulle part, tu dois retourner d’où tu viens ». Dans l’une des dernières scènes du film, Yancouba organise une projection dans son village de Casamance à la nuit tombée. Sur un drap tendu entre deux perches, les images de ses tableaux qui racontent son odyssée, ses quatre départs ratés pour l’Europe, et le récit de ses compagnons d’infortune qui témoignent de l’impossibilité de revenir au pays parce que la famille a tout vendu pour qu’ils puissent partir. De jeunes mamans, bébés sur les genoux, l’écoutent attentivement. Les mères souffrent de voir leurs enfants partir, raconte la mère de Yancouba : « si tu repars, si je n’en meurs pas, je deviendrai folle », dit-elle à son fils.

La Libye, « jamais plus »

Yancouba Badji s’est assigné une mission : raconter pour alerter sur les dangers du voyage clandestin. Leur chemin de migrants les a tous menés en Libye, quel que soit le pays de départ, le Nigeria, la Gambie ou le Sénégal… La Libye, pays honni où Yancouba se promet bien de ne jamais revenir, ce sont ses tableaux qui la racontent et le silence ou les larmes de ses compagnons dans les récits qu’il aide à accoucher. On fait sa connaissance en Tunisie où il partage avec d’autres jeunes hommes un foyer d’accueil pour migrants à Médenine, à quelques kilomètres de la frontière libyenne. Ils font la popote, fument, s’ennuient, bavardent, pleurent parfois. La caméra serre de près les visages et les émotions même lorsqu’elles sont cadenassées comme chez ce hip hopeur aux tresses emmêlées qui a fui les traditions dans son pays parce qu’il est « civilisé ». « Si tu veux qu’on t’aide, il faut que tu nous dises d’où tu viens », souffle Yacouba. Ce fut un « big stress », répond laconique son compagnon d’infortune.

Filmer comme un tableau

Les images sont belles, à la façon de tableaux : les récits nocturnes de Yancouba, son visage en gros plan en clair-obscur, lui encore à la barre d’une barcasse au fond crevé, les poses étudiées allongés sur la terre ou sur le sable de Yancouba et de ses compagnons, sa composition dans la lagune casamançaise avec des branchages dressés sur une langue de terre (barrage absurde entre l’Afrique et l’Europe ?), le rideau de pluie qui tombe du toit de tôle de sa maison, les mangues sur la terre rouge. Elles font écho aux propres tableaux du jeune migrant aux couleurs franches, où les corps jeunes – dont les muscles et formes noueuses sont soulignés de traits sombres -, semblent danser une sinistre farandole.

Il est des tableaux sombres, aux traits rouges qui racontent les tortures dans les prisons libyennes, des tableaux avec des hommes enchaînés et des femmes violentées. Attention, raconte Yancouba : si les femmes migrantes sont particulièrement la proie de leurs geôliers libyens, elles sont aussi maltraitées par les migrants eux-mêmes. Un Nigérian évoque Rose-Marie, compagne d’infortune, battue à mort par les gardiens libyens. Ils iront se recueillir sur sa tombe, dans ce cimetière des inconnus de Zarzis où un Tunisien donne sépulture aux corps échoués sur les plages. Émouvant Chamseddine Marzoug qui raconte comment ses enfants sont partis. Il y a aussi cette toile, Lapa Lapa, représentant un bateau au milieu du bleu, empli de visages dont on ne voit que les yeux, agrandis par la peur. Yancouba montre le tableau à un compagnon : « tu ne vois que les yeux parce que tout le monde a peur », rit ce dernier, parce qu’au bout, ils savent qu’il y a « soit l’Italie, soit la prison, soit la mort ». Et il raconte leur chavirage dans ce « bateau du diable », comment tout le monde s’est retrouvé à l’eau et son rire s’éteint.

Une peinture pansement

Avec ses toiles, Yancouba exorcise les souvenirs qui font mal. « Je n’ai pas aimé ce que j’ai vu et lutterai de toutes mes forces contre ces injustices » : raconter sur du tissu, du bois, des pierres, une peinture pansement. « Je suis né pendant la guerre, j’ai grandi pendant la guerre », raconte-t-il, pendant le conflit casamançais donc. Dans cette région appauvrie par la guerre, nombreux sont les hommes partis chercher de quoi faire vivre leur famille. La mère de Yancouba a perdu deux frères en Libye. Yancouba lui s’était installé dans la Gambie voisine avant d’en être chassé par le dictateur déchu Yahya Jammeh. Dans le film, tous les personnages sont des hommes jeunes. Sur les tableaux de Yancouba, beaucoup de personnages masculins aussi. « Si j’avais su ce qui m’attendait, je ne serai pas parti », raconte Yancouba. Il évoque son projet de créer un centre culturel, de construire quelque chose chez lui. Dans la cour de sa concession, trois petits garçons peignent. Peindre pour ne pas partir. (rfi.fr)