Plus qu’une rétrospective, c’est une vaste fresque, une anthologie du cinéma panafricain, cette « cinématographie encore largement méconnue ». Sous le titre « Tigritudes », le Forum des Images à Paris accueille à partir de ce mercredi 12 janvier 125 films de 40 pays couvrant 66 ans d’histoire du cinéma, de 1956 à aujourd’hui.

Tigritudes, ce cycle de cinéma en ordre chronologique et d’une ambition folle réunit les cinématographies arabophones, francophones, anglophones et lusophones du continent africain, sans oublier les cinéastes de la diaspora africaine. Entretien avec la réalisatrice franco-sénégalaise Dyana Gaye, coorganisatrice de cet événement inédit.

RFI : Vous êtes vous-même réalisatrice de films comme Deweneti (2006), Transport en commun (2009) ou Des étoiles (2013). En tant que cinéaste franco-sénégalaise née en 1975 à Paris, de quand date votre première rencontre avec le cinéma « panafricain » ?

Dyana Gaye : J’étais cinéphile très jeune. J’ai grandi en France et dans mon adolescence, il n’y avait pas de lieux d’identification possible en France. J’ai grandi à Paris dans les années 1980 et le cinéma français était assez peu traversé par les personnages noirs. Les films d’Afrique arrivaient très rarement sur les écrans de cinéma. J’ai commencé mon apprentissage à travers le cinéma africain-américain et j’ai découvert le cinéma d’Afrique beaucoup plus tardivement, pendant mes années d’études universitaires où j’ai fait ce travail un peu en solitaire. De toute façon, il n’y avait toujours pas de véritable accès pour ce cinéma d’Afrique dans les salles de cinéma. Donc, j’ai découvert cela dans les cinémathèques, puis des festivals, mais c’est une cinéphilie que me suis forgée très tardivement et de manière assez solitaire.

Tigritudes affiche 125 films, de 40 pays, et parcourt 66 ans d’histoire de cinéma panafricain. Peut-on dire que l’ampleur, l’étendue et l’ambition de ce cycle sont inédites dans le domaine du cinéma panafricain ?

La singularité de Tigritudes est sa proposition chronologique. Il y a eu des rétrospectives du cinéma en Afrique, mais Tigritudes n’est justement pas une rétrospective. Je suis réalisatrice, Valérie Osouf avec laquelle je coprogramme ce cycle, est elle-même réalisatrice. Nous aimons bien appeler Tigritudes une anthologie subjective, bicéphale, qui serait le fruit de regards croisés, de Valérie et moi-même. À cet égard, c’est inédit. Nous ne sommes pas programmatrices ni universitaires, notre métier est de faire des films. Cela apporte une singularité au cycle.

Le continent africain, ce sont 54 pays. En France, on a souvent l’habitude de fractionner et de compartimenter le cinéma du continent africain. On y a souvent accès par l’histoire coloniale française, au cinéma du Maghreb, des films qui sont souvent séparés du reste de l’Afrique. Du cinéma subsaharien, on connait principalement les cinématographies du Sénégal, du Mali, du Burkina Faso…

Ce cycle propose d’élargir le champ et de mêler dans le même programme les cinémas arabophones, anglophones, francophones et lusophones qui sont toute la richesse et la singularité du continent africain. Le tout en écho avec des séances de la diaspora afro-descendante, puisque nous avons décidé de faire dialoguer les films avec des œuvres de la diaspora caribéenne, d’Angleterre, des œuvres des États-Unis, de Cuba, de Tahiti, etc.

Dans votre cycle Tigritudes, pourquoi l’histoire du cinéma panafricain commence-t-elle en 1956 ?

1956 est le début de la grande vague des indépendances et la date de l’indépendance du Soudan. Nous nous sommes également inspirés d’une œuvre audiovisuelle collective qui a été menée à l’INHA par l’historienne d’art et écrivaine Zahia RahmaniSismographie des luttes, qui a été exposée l’an dernier notamment au Centre Pompidou. Elle s’est intéressée à recenser, depuis le début du XIXe siècle, les revues non-européennes en les représentant, là aussi, de manière chronologique. C’est ça qui nous a inspirés pour Tigritudes. D’observer, à partir de 1956, comment sur le continent et dans sa diaspora, les formes, les enjeux cohabitent, les esthétiques se développent, se libèrent, en s’adossant aussi à cette vague d’indépendance où le continent s’empare de sa propre image et de l’outil cinématographique, même s’il y a des histoires antérieures à 1956. L’Égypte, par exemple, a une histoire d’indépendance particulière et son industrie cinématographique très forte a été développée bien avant 1956. Mais, il fallait bien démarrer quelque part et, avec le nombre de séances imparties, c’était le meilleur moment pour nous.

Dans votre cycle, l’année 1956 rime avec la sortie des Eaux noires de Youssef Chahine. Qu’est-ce qui vous a impressionné dans ce film égyptien avec Omar Sharif ?

C’est un film assez classique. Une histoire d’amour qui se déploie dans le milieu ouvrier. Ce sont des thématiques propres à Youssef Chahine. C’est la grande fresque sociale et une des thématiques qui dessinent le début du cycle. Ouvrir avec Chahine était symboliquement très fort. C’est un immense cinéaste, certainement l’un des plus grands cinéastes du continent africain. Eaux noires est un film plus rare, c’est plutôt un film de cinémathèque, présenté ici dans une version de copie restaurée.

Vous montrez beaucoup de films de cinéastes primés dans les plus grands festivals, par exemple le Mauritanien Abderrahmane Sissako, le Malien Souleymane Cissé, le Sénégalais Sembène Ousmane, le Nigérian Aduaka Newton ou le Belge d’origine ghanéenne Anthony Nti… Parmi les réalisateurs africains peu ou pas connus en France, pourriez-vous partager avec nous une de vos découvertes ?

O Canto Do Ossobo (« The Song of Ossobo », 2018), programmé vendredi 25 février à 16h, était une véritable découverte pour nous. Un film de São Tomé-et-Príncipe, un territoire qui était pour nous totalement vierge de cinéma. Un documentaire réalisé par Silas Tiny qui vient de São Tomé e Príncipe et qui vit au Portugal. Un très beau documentaire, assez aride, très puissant, sur les vestiges et l’histoire de la Traite et de l’esclavage à São Tomé à travers l’histoire agricole. Un autre cinéaste à découvrir, Jeremiah Mosese dont on présente le 26 février à 15h30 Mother, I’m Suffocating. This Is My Last Film About You (2019). Un magnifique poème en noir et blanc d’un cinéaste de Lesotho, un pays absolument rare au cinéma, une petite enclave de l’Afrique du Sud dont on voit, jusqu’ici, très peu d’images. Je mettrais ces deux films en avant pour leur rareté.

Pour vous, le cinéma panafricain reste une cinématographie « largement méconnue ». Dans le domaine de la littérature, on peut avoir l’impression que le plafond de verre a été récemment brisé, avec des auteurs africains remportant en 2021 le prix Nobel de littérature (le Tanzanien Abdulrazak Gurnah), le prix Goncourt (le Sénégalais Mohamed Mbougar Sarr), le Booker Prize (le Franco-Sénégalais David Diop)… Dans le domaine du cinéma aussi, ces dernières années, beaucoup de films de cinéastes d’origine africaine ont percé : en 2019 Talking about trees du Soudanais Suhaib Gasmelbari à la Berlinale et Mati Diop avec le Grand Prix du Festival de Cannes pour Atlantique, en 2020, Dieudo Hamadi faisait partie de la sélection officielle de Cannes avec En route pour le milliard, et en 2021, les films de Mahamat-Saleh Haroun et Nabil Ayouch ont été sélectionnés pour la compétition officielle sur la Croisette. Avez-vous l’impression que le plafond de verre concernant les cinéastes d’origine africaine est en train de sauter ?

Oui, il y a des endroits et des festivals où des réalisateurs africains sont mis en lumière. Mais, c’est tellement ponctuel. J’ai envie d’être optimiste. Il y a une nouvelle génération qui se déploie avec des œuvres formidables. Et j’espère qu’ils seront diffusés le plus largement possible. Mais, il y a toujours cette méconnaissance et cette fracture et division qui morcellent la diffusion des films. Il y a quelques festivals comme la Berlinale ou le festival de Locarno qui font un travail de défrichage, mais ce sont encore des fenêtres assez rares. Puis, des festivals, c’est bien, mais ce qui est important, c’est la salle, les spectateurs. Le problème est comment ces films arrivent-ils en salles de cinéma et pas seulement dans les festivals.

Tigritudes commence ce mercredi 12 janvier et dure jusqu’au 27 février. Quel espoir associez-vous à ces six semaines de cette anthologie cinématographique inédite ?

C’est l’espoir de partager ces cinémas qui nous sont chers et indispensables à l’image la plus large de la compréhension du cinéma et de la construction d’une cinéphilie. Les cinémas d’Afrique, c’est une image manquante. J’espère que ce cycle va attiser la curiosité d’un large public. (rfi.fr)