Irma Julienne Angue Medoux, directrice de la collection Femmes africaines aux Editions L’Harmattan, questionne dans le texte ci-dessous intitulé «l’enjeu d’une journée internationale des femmes : un tournant culturel radical pour toute l’humanité» les évolutions relatives à la journée du 8 mars. Elle estime, entre autres, que «la décision de créer cette journée internationale des femmes a été le premier signal dans l’évolution de l’humanité qui témoigne de ce que leurs luttes n’avaient pas été menées en vain et qu’elles avaient commencé à opérer les transformations nécessaires des relations entre hommes et femmes».

La Journée internationale des femmes a été fixée au 8 mars de chaque année par l’Organisation des Nations Unies (Onu) comme journée de revendications des droits des femmes pour qu’elles accèdent à une véritable égalité avec les hommes. Elle est toujours une occasion de réjouissances et de luttes. Car, il s’agit dans cette journée de faire le point sur ce qui a été fait pour échapper à des discriminations qui étaient encore acceptées et pour faire respecter leurs droits dans tous les domaines de la vie. Mais il leur faut aussi détailler tout ce qu’il reste à faire pour que ces droits soient respectés autant qu’ils doivent l’être et pour réfléchir sur l’ampleur de cet enjeu.

Cette journée n’a pas à se limiter à cette volonté d’égaliser les femmes aux hommes en luttant pour qu’elles accèdent à des conditions de vie et à des positions sociales qui n’ont été définies que par les hommes. Les femmes ont avant tout à réfléchir également sur l’ouverture du nouvel avenir qui s’offre à toute l’humanité à partir des possibilités culturelles qu’elles ont à inventer elles-mêmes : leur enjeu est en effet d’offrir à tous un véritable tournant culturel. Elles ont à apprendre à tous comment sortir de cette volonté de maîtrise de soi et d’autrui que les hommes ont imposé jusqu’ici à tous comme idéal culturel sur la base d’une idée de l’être humain qui se révèle aujourd’hui complétement fausse.

Les revendications féministes ont dû progresser …

Car cette Journée internationale des femmes s’est imposée tout d’abord pour la simple et unique raison qu’il fallait mettre fin à une discrimination des femmes qui s’est imposée et étendue durant l’histoire de l’humanité sur tous les continents et dans toutes les nations. Aussi, a-t-elle dû être gagnée au cours de multiples luttes pour établir l’égalité entre les genres et pour s’imposer comme l’acquisition culturelle la plus nécessaire qui soit. Il est important de se rappeler régulièrement qu’elle est le fruit de toutes ces luttes afin de raviver le respect de cette égalité. La reconnaissance de ces droits n’allait pas de soi puisque les traditions religieuses et culturelles se sont longtemps contentées de leur réserver les tâches familiales d’entretien, de la nourriture et de la reproduction sexuelle sans tenir compte du jugement qu’elles avaient à porter, elles aussi, sur les conditions de vie sociales et politiques dans lesquelles elles avaient à accomplir leurs tâches. Cette discrimination s’est rapidement étendue lors de l’essor industriel des sociétés aux domaines de leurs activités d’ouvrières aussi bien que dans leur participation au développement de la vie publique et politique. Les luttes féministes ont donc dû se multiplier pour les sortir de cette discrimination et gagner au jour le jour leur émancipation, pour s’emparer un par un des droits à une reconnaissance de l’égalité entre hommes et femmes et à son application dans la participation au droit de vote lors des élections aussi bien que dans leur participation à la gestion publique et politique du développement social, politique, technique et scientifique.

Il a fallu construire cette égalité tellement mise à mal par les traditions et par l’histoire. Cette construction est passée par l’accord progressif des droits à l’éducation : il leur a fallu conquérir une éducation qui leur soit octroyée à parts égales avec celle qui était octroyée aux hommes car pour pouvoir avoir les mêmes droits qu’eux, pour pouvoir voter ou pour pouvoir diriger des entreprises et sortir de leurs subordination de nourrices, de cuisinières, d’épouses soumises et de leurs rôles d’ouvrières subalternes aux ordres des hommes, il leur a fallu apprendre à juger des conditions de vie qui étaient les plus satisfaisantes pour tous au lieu de subir les décisions des hommes à leur endroit. Il leur a donc fallu transformer leurs revendications en actions de formation et effectuer toutes les démarches leur permettant de mettre leurs droits en application.

Les revendications féministes ont dû progresser et prendre conscience des transformations sociales qui s’imposaient à elles pour échapper à leur subalternation ainsi que pour oser occuper les postes sociétaux qui leur permettent d’opérer les transformations qu’elles ont jugé nécessaires. La décision de créer cette journée internationale des femmes a été le premier signal dans l’évolution de l’humanité qui témoigne de ce que leurs luttes n’avaient pas été menées en vain et qu’elles avaient commencé à opérer les transformations nécessaires des relations entre hommes et femmes : les transformations entre les genres, pour adapter celles-ci à l’évolution engagée par les résultats scientifiques, techniques et sociaux propres aux sociétés industrielles.

…Faire respecter l’ordre du dialogue et de la communication qui anime aussi bien les personnes que les individus

Mais ces transformations étaient encore intégrées dans un projet global où la volonté de maîtrise de l’ordre social était pensée, traduite en actes et en institutions selon l’idéal de volonté d’une maîtrise de la nature, d’une maîtrise de l’ordre du monde. Cette volonté de maîtrise restait donc toujours basée sur une volonté de dressage. C’est précisément celle-ci qui se justifiait en invoquant une fausse image de l’homme : l’image selon laquelle l’être humain est comme esprit, l’ennemi de lui-même comme corps et comme désirs émanant de ce corps. En découvrant au vingtième siècle que la pensée s’est inscrite dans l’être humain comme la capacité qui le distingue de l’animal et qu’elle dérive de l’usage du langage, de cet usage oral de la pensée dont toute l’Afrique s’enorgueillit encore, les sciences humaines contemporaines ont découvert du même coup que cette caractérisation de l’être humain comme celui qui a à faire la guerre à lui-même et aux autres pour le soumettre à ce qu’il a déclaré légitime, est complétement fausse. La culture n’a donc pas à être identifiée à tort à ce dressage d’un genre, le genre féminin, par l’autre : le genre masculin comme si la civilisation ne pouvait s’accomplir qu’en imposant les désirs et les ordres des hommes aux femmes et comme s’il s’agissait là du seul ordre « naturel » qui puisse exister : d’un ordre aussi naturel et nécessaire que l’étaient la révolution des astres pour les cultures antiques.

Le tournant culturel que les femmes ont à inventer aujourd’hui en coopération avec les hommes et en transformant cette journée internationale des femmes en journée d’inauguration de ce tournant culturel consiste à faire respecter l’ordre du dialogue et de la communication qui anime aussi bien les personnes que les individus et qui leur vient du seul fait qu’ils utilisent tous le langage. Il est à inventer en faisant respecter l’accord de jugement entre hommes et femmes qui permet d’inventer et de réaliser les conditions de vie dans lesquelles non seulement, ils se respectent les uns les autres, mais dans lesquelles ils sont heureux, les uns et les autres de reconnaître qu’elles sont leurs conditions objectives de vie et qu’elles sont les seules dont ils jugent, les uns et les autres, qu’elles les rendent heureux.

Ce tournant n’a l’air de rien pour des cultures qui semblent avoir accordé aux deux genres, aux femmes comme aux hommes, la faculté d’inventer et de reconnaître ces conditions objectives de vie du seul fait qu’elles leur reconnaissent leur droit au jugement. Mais c’est précisément l’exercice et les résultats intellectuels de ce droit au jugement qui n’est pas reconnu aussi essentiel aux femmes qu’on reconnaît qu’il est essentiel et « naturel », voire inné aux hommes lorsqu’on leur ordonne de se penser elles-mêmes sur le modèle d’humanité imposé par les hommes : sur le modèle de cette maîtrise qui fait fi depuis des siècles des capacités intellectuelles des femmes lorsqu’elles prétendent à leur tour inventer et faire reconnaître leurs jugements concernant non seulement leurs conditions de vie, mais aussi et surtout la façon dont elles ont à définir ce que c’est que d’être humain, que ce soit lorsqu’on est femme ou lorsqu’on est homme.

…Élever le débat entre les genres pour en faire un élément fondamental d’une nouvelle compréhension de la culture

La journée internationale des femmes ne peut donner aux hommes comme aux femmes l’occasion de se réjouir de son existence qu’à condition qu’on puisse baser le respect des droits des genres sur l’équité intellectuelle : l’équité intellectuelle consiste à pouvoir faire reconnaître l’objectivité du jugement qu’elles portent sur leurs conditions de vie et elle en sera respectée que si leurs partenaires masculins la respectent autant qu’ils tiennent à faire respecter leur propre faculté de juger.

Pour y parvenir, il faut donc pouvoir élever le débat entre les genres pour en faire un élément fondamental d’une nouvelle compréhension de la culture et pour transformer la culture en lieu de débat intellectuel qui respecte la construction mutuelle de la culture par la communication et le dialogue. La culture de l’être humain a toujours tendu à concevoir les transformations de soi-même et des autres qui y advient que le modèle exclusif d’une identification de soi à ce qu’on juge soi-même qu’on est. Le tournant culturel exigible aujourd’hui est plus radical : il exige que les hommes comme les femmes ne s’identifient qu’à ce qu’ils jugent mutuellement qu’ils sont : à ce qu’ils jugent mutuellement qu’ils doivent reconnaître d’humanité objective en autrui et en eux-mêmes.

Ce tournant exige donc d’intégrer le dialogue universitaire que l’humanité entretient avec elle-même à travers les universités dans la transformation culturelle qu’on se choisit pour soi comme dans celle qu’on propose à autrui du seul fait qu’on ait accepté de dialoguer avec autrui et qu’on accepte ainsi de faire de la vie humaine elle-même, le fruit de ce dialogue intellectuel. Les sociologues traitent habituellement le passage de plus en plus « massif » des jeunes par les universités comme une éducation supérieure des « masses ». Le dialogue entre les genres nous apprend aujourd’hui que l’enseignement supérieur devient à travers de cette éducation de plus en plus généralisée des unes comme des autres, un passage essentiel à la réalisation de l’être humain dans le dialogue que l’humanité mène avec elle-même dans sa pensée comme il l’est, dans la vie quotidienne, pour le dialogue avec autrui.

Car tout dialogue anime en nous cette sélection des formes de vie humaines par la reconnaissance de la vérité des propositions par lesquelles les formes de vie qui définissent les êtres humains comme « humains » peut être et doit être appréhendée. L’art de la conversation de l’humanité avec elle-même qu’est la culture ne peut rendre cette humanité aussi belle et réjouissante pour tous qu’elle le désire qu’en faisant de ce dialogue intellectuel et du respect de l’équité intellectuelle des unes avec les autres, des uns avec les autres la pierre de touche de toute humanité. La reconnaissance contemporaine de ce fait anthropologique est donc capitale quoi qu’en pensent ceux qui dévaluent systématiquement la valeur de ce dialogue et celle du respect de l’équité intellectuelle qui s’impose à tous, quoi qu’ils veuillent.

L’enjeu culturel de la journée internationale de la femme est donc d’opérer ce tournant culturel en faisant prendre conscience de l’avenir de l’humanité qui se joue chaque jour dans le respect de l’équité intellectuelle entre les genres, qu’elle s’opère dans la vie courante, scientifique, technologique ou politique, et à condition qu’elle tienne effectivement compte de ce que les universités sont aujourd’hui les institutions les plus propres à nous enseigner que ce respect constitue un impératif catégorique pour toute l’humanité. La raison en est simple : c’est en elles qu’on a découvert au vingtième siècle que ce respect de la parole et du jugement d’autrui était une condition de vie et devait être considéré comme ce qui doit régler les relations entre les genres aussi bien que leurs relations avec leurs mondes.

Irma Julienne Angue Medoux* est Habilitée à diriger les recherches (HDR). Elle est unique femme enseignante au département de Philosophie de l’Université Omar-Bongo de Libreville (UOB), chargée de cours au département de philosophie de l’Université de Paris 8. Elle est l’auteure de plusieurs articles dans des revus spécialisés et de nombreux ouvrages parmi lesquels, «Richard Rorty, un philosophe conséquent» (2009) et «De l’équité intellectuelle entre les genres», 2022. (alibreville.com)