Après une carrière à la Banque africaine de développement, l’Ivoirienne revient à ses premières amours : la création. Rencontre à Paris, lors de la foire internationale 1-54, qui présentait plus de 50 artistes d’Afrique et de la diaspora.

En cet après-midi pluvieux du 10 avril, tel un ballet, des voitures privées se succèdent devant le 9 avenue Matignon dans le 8e arrondissement de Paris. À leur bord, des collectionneurs d’arts venus des quatre coins de la planète. Ils se sont donné rendez-vous chez Christie’s. Pas de commissaire-priseur en vue, ni aucune vente aux enchères au programme aujourd’hui. Coupe de champagne à la main, les visiteurs de marque slaloment entre les peintures, les photographies et les sculptures d’artistes africains qui font la fierté du continent.  

Dans la salle Mermoz, située sur l’aile gauche du 1er étage, la silhouette longiligne de Gazelle Guirandou attire l’attention. Entre les coups de téléphone qu’elle reçoit en permanence et les acheteurs présents ce jour, l’Ivoirienne n’a pas une seconde à elle.  

Tête brûlée et fonceuse

Habituée des rencontres internationales, elle ne s’attendait pas à un tel succès lors de cette deuxième édition de la foire d’art africain contemporain 1-54. En pratiquement vingt-quatre heures, la galerie LouiSimone Guirandou (LSG), qu’elle représente, a vendu presque toutes les œuvres des Ivoiriens Ange Dakouo et Sess Essoh, qui feront le voyage d’Abidjan pour l’occasion. « Excusez-moi madame, ce tableau est-il déjà vendu ? », lui demande une collectionneuse, en désignant La Marche 4, une toile tissée de Dakouo. « Oui, nous l’avons vendu ce matin, indique-t-elle. L’artiste s’envole ce soir pour Paris, il va arriver avec d’autres œuvres. Si cela vous intéresse, nous pouvons prendre vos coordonnés et vous recontacter. »  

À peine a-t-elle le temps de répondre aux acheteurs qu’elle est interrompue par le banquier d’affaires Tidjane Thiam, qu’elle surnomme affectueusement « mon petit frère ». La veille, Tidjane avait promis qu’il reviendrait la voir. C’est chose faite. Enfants de diplomates ivoiriens, proches du président Félix Houphouët Boigny, tous deux se connaissent depuis toujours. Leurs « pères étaient des amis intimes », confie Tidjane.

Née en 1959 à Paris, Gazelle est l’aînée d’une fratrie de trois enfants. Son père, Louis Guirandou, avec qui elle entretenait une complicité aveugle, était ambassadeur. La relation de cette fonceuse, un brin tête brulée, avec sa mère, Simone Guirandou, professeure d’histoire de l’art, pionnière de l’art contemporain ivoirien dont elle est l’une des plus grandes figures, n’a pas été toujours aisée. C’est leur passion commune pour l’art qui a fini par les rapprocher. « Mes parents revenaient de chacun de leurs voyages avec œuvres du pays visité », se souvient-elle. Cette passion a très rapidement transformé le domicile familial d’Abidjan en musée. 

Chez les Guirandou, la création est une affaire de famille : « On a baigné dans l’art », confie Gazelle. En 1985, quand la famille rentre définitivement en Côte d’Ivoire, Simone, qui possède une importante collection d’objets d’art dénichés lors de ses nombreux voyages, décide de promouvoir leurs créateurs à Abidjan. Pour l’occasion, elle transforme son jardin en une galerie à ciel ouvert, où elle présente aux convives, triés sur le volet, une partie de sa collection. C’est ainsi que Gazelle a grandi, entourée de tableaux du Sénégalais Soly Cissé et du Ghanéen Ablade Glover. 

Vent de modernité

Devant le succès de ses expositions, la matriarche des Guirandou décide de voir plus grand et ouvre, en 1991, Arts pluriels, dans le quartier des Deux Plateaux. L’une des premières galeries du pays. Au fil des années, cet établissement spécialisé dans le classique et dans le contemporain devient un lieu incontournable à Abidjan pour les plasticiens, les designers, les photographes et les amateurs d’art.  

Si l’art s’est très rapidement imposé dans sa vie, Gazelle n’y commencera pas pour autant sa carrière. Elle ne sait ni dessiner ni peindre, mais elle s’est toujours rêvée galeriste. Après avoir passé son enfance entre Paris, Addis-Abeba, Kampala, Nairobi, Gazelle décide à 18 ans de s’inscrire en médecine à Abidjan, pour devenir médecin généraliste. L’envie de poursuivre lui passe très vite. L’année suivante, elle s’envole pour le Canada où elle étudie la linguistique à l’Université de Montréal (UDM). Après avoir terminé son cursus, elle rentre en Côte d’Ivoire. Elle y enseigne le français, avant de rejoindre les Nouvelles Éditions africaines, lesquelles, à l’époque, étaient présentes dans plusieurs pays ouest-africains.

Bilingue anglais, elle finit par intégrer la Banque africaine de développement (BAD) en tant que traductrice et réviseuse. Une carrière bien remplie, certes, mais Gazelle ne se sentait pas accomplie. Celle qui a commencé à collectionner des objets d’art en 1991 ne s’épanouit que dans le domaine artistique. « L’art classique que ma mère exposait à Arts pluriels m’inspirait beaucoup. J’ai dans ma collection des lits mortuaires sénoufos et une statue de calao vieux de trente ans. Je suis assez fière de posséder ces œuvres qu’on ne trouve plus aujourd’hui. »

Prise de risques

En 2014, la mère et la fille ont l’idée de retourner où tout a commencé, autour de la piscine familiale. Simone propose qu’elles transforment ensemble le domicile familial en une galerie qui s’appellerait LouiSimone Guirandou. Gazelle n’hésite pas une seconde. Le duo est complémentaire. Simone devient l’âme de la galerie, et Gazelle apporte un vent de modernité. Le pari est gagnant. Travaillant avec plus de trente artistes, depuis 2015, LSG offre un nouvel écrin à la promotion culturelle et artistique à Abidjan.

Depuis qu’elle a pris sa retraite de la BAD en 2018, Gazelle se consacre principalement à LSG. Sous son impulsion, la galerie s’est renouvelée, en allant à la conquête de jeunes artistes africains, des trentenaires pour la plupart. « Notre stratégie est de dénicher des artistes émergents. Quand j’ai des coups de cœur pour certaines œuvres, je contacte directement l’artiste. » Alors que LSG est la galerie qui a toujours exposé le Ghanéen Ablade Glover en Côte d’Ivoire, Gazelle estime que, pour favoriser la transmission, il est nécessaire de faire cohabiter des artistes de toutes générations : « Il faut avoir une certaine sensibilité et savoir prendre des risques pour ne pas forcément miser sur des artistes qui ont déjà un nom. »  

Frank Ezan, Dramane Diarra, Alhassane Konté… Ces noms, encore inconnus du grand public, Gazelle entend les propulser sur le devant de la scène. « Il faut savoir construire une relation singulière avec son artiste. Connaître son histoire sans trahir son intimité pour pouvoir la raconter. Je ne vais pas travailler avec un artiste parce qu’on parle beaucoup de lui. Il faut que j’apprécie d’abord son travail, car quand je crois en quelqu’un, j’y vais. » (Jeune Afrique)