Lors d’une conférence de presse dimanche 4 juin, la police sénégalaise a présenté des extraits vidéo censés prouver la présence d’individus armés parmi les manifestants la semaine dernière. Mais les images complètes, largement relayées sur les réseaux sociaux, montrent ces mêmes individus agissant aux côtés de personnes en uniforme. Face à ces éléments, le porte-parole du ministère de l’intérieur maintient la version policière.
« Sur cet enregistrement, on voit un homme avec une arme de guerre. Il sait ce qu’il fait, il maîtrise son arme. Ça se voit qu’il n’est pas là pour manifester. » C’est ainsi que le commissaire de la police nationale sénégalaise, Mohamadou Gueye, présente aux journalistes les images projetées lors d’une conférence de presse, dimanche 4 juin. Sur celles-ci, on peut voir un homme portant un maillot rouge floqué d’un “9” blanc, faisant feu avec un fusil sur une cible hors du cadre. À ses côtés, un autre individu en civil lance un projectile dans la même direction.
Une preuve, selon la police sénégalaise, que les manifestations en soutien à l’opposant Ousmane Sonko ont été infiltrées par des “personnes rompues” au maniement d’armes de guerre. Accusé de “viols et de menaces de mort”, le leader du parti PASTEF, qui avait annoncé vouloir être candidat à l’élection présidentielle de 2024, a été condamné jeudi 1er juin à deux ans de prison ferme pour “corruption de la jeunesse”. Dans le sillage de ce verdict, qui compromet la candidature d’Ousmane Sonko, de nombreuses manifestations ont secoué le Sénégal en fin de semaine dernière, donnant lieu à des affrontements qui ont fait au moins 16 morts et 350 blessés, selon la Croix-Rouge.
Des heurts que la police sénégalaise attribue largement à “des manifestants violents qui ne cherchent pas à exprimer leurs opinions, mais qui sont plutôt engagés dans des activités subversives”, comme le précise Ibrahima Diop, directeur de la Sécurité Publique, lors de la conférence de presse du 4 juin.
Lors de cette conférence, la police a montré des extraits de trois vidéos montrant d’après eux des hommes armés dans les cortèges, qui seraient venus pour “faire des dégâts : ils vont tirer sur la population et ensuite accuser les forces de l’ordre”, selon le commissaire Mohamadou Gueye. Mais sur les trois, deux ne montrent pas ce type de profils. Dans des versions plus longues, largement diffusées sur les réseaux sociaux, on peut voir des séquences où ces hommes interagissent avec des hommes en uniforme policier.
Un homme “en face-à-face avec les forces de sécurité” visible à l’arrière d’un pick-up de police
Exemple avec cet homme en maillot rouge marqué d’un chiffre 9. Si la vidéo présentée par la police sénégalaise (à 7:53) s’interrompt après avoir montré l’individu tirer, puis courir dans une ruelle arme à la main, une version plus complète des images existe. Sur celle-ci, tirée d’une série de stories diffusée par un utilisateur du réseau social Snapchat, on peut voir l’homme au maillot rouge dans un pick-up blanc, conduit par un homme en tee-shirt rayé. Il est en compagnie de quatre autres hommes en tenue anti-émeute marquée “Police”.
Une autre vidéo largement partagée sur les réseaux montre aussi cet individu, suivi à quelques mètres par le même pick-up. Les quatre policiers présents à l’arrière ne cherchent pas à l’interpeller, et ne réagissent pas quand l’homme ouvre le feu.
Pourtant, durant la conférence de presse, le commissaire Mohamadou Gueye a soutenu que cet homme en maillot rouge était “en face-à-face avec les forces de sécurité”. Sur le montage montré lors de la conférence de presse, les dernières images le montrant aux côtés des policiers ont été retirées.
Un autre individu armé aux côtés des forces de l’ordre
Même constat pour cette deuxième vidéo (à 7:14), où, selon Mohamadou Gueye, on verrait “une personne en possession d’un pistolet automatique”. Un homme en civil reconnaissable à son bandana blanc semble y tirer avec une arme de poing, adossé contre un mur. À ses côtés se tient un homme également en civil, avec un casque anti-émeute. Le commissaire ajoute : En regardant bien, on se rend compte qu’il n’a pas l’habitude d’avoir cette arme. Ça se voit à sa manière de tirer. Ça peut provoquer des accidents sur les autres et sur lui-même. C’est grave pour les manifestants.
Mais ces images, qui débutent au cœur de l’action, éclipsent également une partie de la scène. Sur cette version complète, publiée le 3 juin, un plan large de deux secondes est visible au début de la vidéo. On peut constater que les hommes armés se tenaient, juste avant d’ouvrir le feu, à quelques mètres de deux hommes en uniforme policier.
Ceux-ci ne font aucun mouvement pour interpeller les deux hommes, alors que leurs armes sont clairement visibles. Leurs regards dans la même direction et leurs positions respectives semblent indiquer qu’ils surveillent ensemble la partie droite de cette rue, et agissent de manière coordonnée. Le casque anti-émeute visible sur les images, avec visière et protège-nuque, est très semblable à ceux utilisés par la police.
Le porte-parole du ministère sénégalais de l’Intérieur appuie la version policière
La rédaction des Observateurs de France 24 a contacté le porte-parole du ministère sénégalais de l’Intérieur, Maham Ka. Confronté à ces éléments, il soutient malgré tout la version présentée lors de la conférence de presse du 4 juin. “Ce qui est important pour nous, c’est que la parole de la police est une parole véridique”, affirme-t-il. Il ajoute : Si elle déclare qu’elle a été confrontée sur le terrain à des gens armés, qui ne sont pas venus pour manifester, et qu’elle a publié des vidéos pour appuyer ses propos, à notre niveau, c’est ça la vérité.
Comment expliquer la présence d’individus en uniforme policier aux côtés des individus armés sur deux de ces vidéos ? Pour Maham Ka, ces personnes portant casque anti-émeute et gilet “Police” pourraient ne pas faire partie des forces de l’ordre. Ce n’est pas parce qu’on a vu des gens en uniforme dans ces vidéos que ce sont des membres de la police, c’est quelque chose qu’on a déjà vu au Sénégal. Je ne veux pas entrer dans les détails, car les enquêtes sont en cours, mais si la police a montré ces images là, c’est qu’elle est sûre que ce n’étaient pas des policiers.
Pourtant, sur la version complète de la deuxième vidéo montrant l’homme au maillot rouge, on peut voir un des individus en uniforme policier ouvrir le feu avec un lanceur de grenades anti-émeute. Pour le compte Twitter spécialisé dans l’armement “Calibre Obscura”, contacté par la rédaction des Observateurs, la forme du canon et la position de tir sont compatibles avec un lanceur Cougar, fabriqué par le français Alsetex : cette arme à létalité réduite est spécifique aux agents de maintien de l’ordre.
Qui sont ces hommes visibles avec les forces de l’ordre ?
Sur les réseaux sociaux, plusieurs publications accusent ces hommes armés en civil d’être des “nervis”, c’est-à-dire de jeunes hommes non professionnels, mobilisés par les partis politiques au pouvoir pour réprimer les manifestants par la force. La présence d’hommes en civil, circulant souvent en pick-up, a déjà été observée au Sénégal lors de différents épisodes de tension sociale, notamment en 2021.
Des dizaines de vidéos montrant des convois de pick-up blancs à quatre portes, acheminant des hommes en civil parfois armés de bâtons, circulent sur TikTok et Facebook (exemple ici, ici et ici) : les modèles visibles sur ces images ressemblent fortement à celui que l’on peut voir dans les vidéos montrant l’homme au maillot rouge floqué “9”.
Un témoin, qui souhaite rester anonyme, affirme avoir vu, samedi 3 juin, un convoi de ce type dans son quartier de Parcelles Assainies. “Il y avait 8 pick-up : 7 blancs, et un foncé, avec à l’intérieur de ce dernier des gens en uniforme, ils ressemblaient à la brigade d’intervention de la police”, raconte-t-il. Il y avait des gens à l’arrière des pick-up blancs, certains avaient des bâtons posés sur la plateforme. Ce n’étaient pas des personnes très âgées, mais plutôt des jeunes.
Le jeune homme, qui se dit “politiquement plutôt pro-pouvoir”, est convaincu d’avoir fait la rencontre de “nervis”.
Mais d’où proviennent ces pick-up blancs ? Plusieurs publications Facebook affirment qu’un grand nombre de véhicules de ce type était visible devant le siège du parti du président Macky Sall, l’Alliance pour la République (APR). Une information qu’a pu confirmer RFI à Dakar, dimanche 4 juin.
Pape Mahawa Diouf, le coordinateur de la coalition au pouvoir autour de l’APR, assure que la présence de ces véhicules n’a rien d’inhabituel. “Il y a toutes sortes de véhicules devant le siège, notamment ceux des militants, qui sont tous rassemblés là-bas et mobilisés dans ce contexte particulier de manifestations. Il y a des conférences, les gens se concertent”, affirme-t-il, avant d’ajouter : Je ne crois pas que les militants aient participé aux manifestations, je ne suis absolument pas au courant de quoi que ce soit de ce type.
Difficile donc pour le moment d’en savoir plus sur les liens exacts entre les forces de l’ordre et ces jeunes “nervis”. Mais si des violences du côté des manifestants ont bien émaillé les protestations de la semaine dernière, les vidéos mises en avant pour le prouver lors de la conférence de presse du dimanche 4 juin semblent montrer la présence d’éléments armés, en civil, aux côtés d’hommes en uniforme policier. (France24)