C’est une drôle de fête de la Tabaski, la plus importante des fêtes musulmanes, l’Aïd al-Adha, que s’apprêtent à vivre une grande majorité de Sénégalais. À cause des récentes violentes manifestations, les vendeurs de moutons ont désormais peur de se déplacer, car certains d’entre eux ont rapporté avoir été attaqués par des manifestants, notamment à Keur Massar (banlieue de Dakar) lors des événements du début du mois de juin. Les Sénégalais sacrifient traditionnellement un mouton pour l’occasion. Mais cette année, l’affluence n’est pas au rendez-vous dans les grandes villes. Le Sénégal importe du Mali et de la Mauritanie pour « moins de 10 % » de ses besoins en moutons estimés à 810 000 têtes, dont 260 000 pour la région de Dakar, selon le ministre de l’Élevage, Ousmane Mbaye. Le « déficit » à Dakar est dû à « l’hésitation » des éleveurs « eu égard au contexte actuel » de troubles et à « la disparition » de points de vente en raison de travaux d’infrastructures, a expliqué le gouvernement.

Conséquence, les prix ont augmenté. Selon plusieurs sources locales, le prix d’un mouton peut grimper, cette année, jusqu’à 200 000 francs CFA, soit 300 euros. Si le gouvernement se veut rassurant sur une « diminution progressive du gap », à quelques jours de la Tabaski, il a en revanche maintenu la suspension du bateau entre Dakar et la Casamance (sud) et de la ligne de bus publique, pour des raisons de sécurité. Les liaisons sont arrêtées depuis les troubles et de nombreux habitants craignent de ne pouvoir rentrer pour la fête. Seuls la route nationale, ouverte uniquement à certaines heures de la journée, et l’avion, inabordable pour beaucoup, permettent encore de rallier cette région enclavée du sud du pays déjà meurtrie par les événements de début juin.

Le dialogue national terminé : Karim Wade et Khalifa Sall, futurs candidats ?

Et le climat politique est loin de s’être apaisé. Ce samedi 24 juin, le président sénégalais, Macky Sall, s’est exprimé publiquement et officiellement pour qualifier d’« actes terroristes qui ne resteront pas impunis » ces troubles meurtriers survenus après la condamnation de l’opposant Ousmane Sonko dans une affaire de m?urs. Le président s’exprimait lors d’une cérémonie clôturant une concertation nationale entamée avant « les graves dérives des 2 et 3 juin, événements inédits » qui ont entraîné « des atteintes graves et des dommages » sur des « biens publics et privés », selon Macky Sall. « Il est établi que ces faits sont assimilables à des actes terroristes qui ne resteront pas impunis », a-t-il ajouté en recevant le rapport final de la concertation ouverte le 31 mai et boycottée par une partie de l’opposition, dont le camp de M. Sonko.

Les participants à cette concertation se sont notamment entendus sur le principe de réviser le procès de l’opposant Karim Wade, écarté de l’ancien scrutin de 2019. Karim Wade, fils de l’ex-président Abdoulaye Wade au pouvoir de 2000 à 2012, a été condamné en 2015 à six ans de prison ferme pour enrichissement illicite. Ancien ministre d’État de son père, Karim Wade, 58 ans, a été gracié en 2016 par Macky Sall, et est depuis exilé au Qatar.

La concertation a également proposé de modifier des textes pour permettre à l’ancien maire de Dakar, Khalifa Sall, empêché par une condamnation en 2018 de se présenter contre Macky Sall (aucun lien de parenté) en 2019, d’être candidat à la présidentielle de 2024.

Macky Sall promet de dire s’il sera candidat ou non après la Tabaski

Le cas de M. Sonko, condamné le 1er juin à deux ans de prison ferme, n’a pas été abordé par la concertation. Sa condamnation le rend en l’état actuel inéligible. Sur la question hautement sensible de son éventuelle candidature à la présidentielle de 2024, le président Sall a promis de s’exprimer après la fête musulmane de la Tabaski. « Je vais répondre très bientôt. Je ferai un discours à la Nation. [Ce sera] un choix libre, souverain qui sera expliqué au pays et assumé », a-t-il indiqué.

Macky Sall a été élu en 2012 dans un contexte particulier de manifestations contre une troisième candidature de l’ex-président Wade, il a été réélu en 2019. Entre-temps, en 2016, il a fait réviser la Constitution. Elle stipule que « nul ne peut exercer plus de deux mandats consécutifs ». Ses partisans le présentent comme leur candidat en 2024, arguant que la révision a remis les compteurs à zéro.

Le camp Sonko à l’offensive devant la justice française et la CPI

Le camp Sonko n’a pas attendu la prise de parole du chef de l’État pour partir à l’offensive. L’un des avocats de l’opposant, le Français Juan Branco, a présenté jeudi dernier à Paris le contenu d’une plainte de 170 pages déposée devant le pôle crimes contre l’humanité du tribunal judiciaire de Paris, ainsi qu’une demande d’enquête à la Cours pénale internationale (CPI). Ces actes visent le président sénégalais Macky Sall, son ministre de l’Intérieur Antoine Diome, le général Moussa Fall, commandant de la gendarmerie sénégalaise, ainsi qu’une centaine d’autres personnes selon lui. Et concernent la période allant « de mars 2021 à juin 2023 ».

« Cette démarche va entraîner pour les personnes visées des conséquences pour le restant de leurs jours, car les crimes qui ont été commis sont imprescriptibles », a affirmé Juan Branco.

Depuis ces troubles de 2021, « aucune enquête n’a été diligentée (au Sénégal) et aucune poursuite pénale » n’a été entamée, a fustigé auprès de l’AFP Alioune Sall, député des Sénégalais de la diaspora et coordonnateur en France du Pastef, le parti de M. Sonko, présent à la conférence de presse parisienne. « Plus de deux ans après, on a jugé nécessaire, en tant que parti politique et en tant que Sénégalais, de poursuivre le combat sur le plan international, dès lors que l’État sénégalais, qui est censé garantir les droits fondamentaux de ses ressortissants, ne le fait pas », a-t-il dit.

Durant la conférence de presse jeudi, des vidéos et photos, dont certaines insoutenables, présentées par l’avocat, comme celles de manifestants tués ou très gravement blessés lors des troubles de juin, ont été diffusées. Selon Juan Branco, « la présidence de la République, elle-même, en tant qu’institution, a mis en place des commandes d’armes particulièrement massives dont nous avons retracé le cheminement », a-t-il affirmé, citant « la livraison de 104 tonnes d’armes à la présidence au deuxième semestre 2022 ».

La ministre sénégalaise des Affaires étrangères, Aïssata Tall Sall, a aussitôt qualifié de « puérile et ridicule » la démarche du camp de l’opposant Ousmane Sonko. Elle a contesté que la justice française puisse agir au nom du principe de compétence universelle. Quant à la CPI, elle « ne peut pas se prononcer tant qu’il y a une justice interne nationale qui suit son cours pour les mêmes faits, et c’est le cas au Sénégal ». Elle a invoqué la gravité des troubles et le droit des forces de sécurité à se défendre, et assuré que des investigations « indépendantes » étaient ouvertes. « Cette initiative judiciaire, pour nous, c’est de l’enfantillage et également, c’est du ridicule », a-t-elle déclaré. En attendant, et au milieu de cette bataille politico-judiciaire qui semble sans fin, c’est le Sénégal tout entier qui retient son souffle.

Le Sénégal empêtré dans un interminable bras de fer entre pouvoir et opposition (msn.com)