Le ministère français des Affaires étrangères a intimé de suspendre toute coopération culturelle avec ces trois pays du Sahel. Comment les artistes et les acteurs de la culture vivent-ils cette situation ?

Le festival Africolor, l’une des plus grandes manifestations consacrée à la scène musicale africaine, qui se tient depuis trente-cinq ans en France, en Seine-Saint-Denis, s’apprête à s’ouvrir, le 17 novembre, en l’absence des artistes maliens, nigériens et burkinabè. Un coup de massue pour les acteurs culturels comme pour les artistes. « On est dégoûtés, parce que ce concert allait relancer notre groupe après un petit moment d’absence. On préparait la sortie d’un album. Cette décision [du Quai d’Orsay] de suspendre l’octroi des visas signe quasiment notre mort », s’inquiète Aymeric Krol, membre et manager de BKO depuis dix ans. À lui seul, le groupe, dans lequel se mêlent artistes maliens et français, est un symbole de coopération culturelle. Un symbole aujourd’hui écorné.

Impérialisme

« Notre musique et notre travail sont ancrés au Mali, où on répète et on se nourrit les uns des autres, tandis qu’en France, on enregistre et on tourne. J’ai toujours réussi à obtenir des visas de deux ans pour mes musiciens, car, au fil des années, j’ai gagné la confiance du consulat. Mais, depuis le coup d’État de 2020 au Mali, c’est nettement plus difficile. Lors de notre dernière tournée, en 2022, on a obtenu une autorisation de trois semaines, soit la durée de la tournée, pas plus », explique le percussionniste lyonnais.

Le 13 septembre dernier, le Quai d’Orsay adressait en effet une lettre aux établissements culturels subventionnés, par le biais des Directions régionales des affaires culturelles (Drac), leur intimant de suspendre jusqu’à nouvel ordre toute coopération culturelle avec les ressortissants du Niger, du Mali et du Burkina Faso, trois pays qui ont connu un coup d’État, en invoquant des raisons de sécurité. Ce même courrier, qui précisait également suspendre « tous les soutiens financiers, y compris via les structures françaises, comme les associations », a provoqué l’ire des professionnels de la culture : directeurs et programmateurs, producteurs, syndicats, artistes…

« Cette décision, arrivée sans la moindre explication, a été d’une violence rare. Elle est, dans la forme, très impérialiste », juge Sébastien Lagrave, directeur du festival Africolor, qui s’interroge sur le sens que l’on donnera à la coopération culturelle quand l’ordre constitutionnel sera rétabli dans les pays concernés. En attendant, il a été contraint d’annuler deux concerts, celui du groupe BKO, donc, et celui de la chanteuse malienne Nahawa Doumbia. « Je savais, depuis le 7 août, que les dossiers de demandes de visas ne seraient pas instruits, indique-t-il. On a toujours eu des dossiers solides, et, malgré cela, on a toujours dû faire face à des refus. Mais, aujourd’hui, on tend vers une nationalisation du problème. »

Du « cas par cas »

Pourtant, en 2019 déjà, année qui a précédé la pandémie de Covid-19, les quelque 1 million de demandes de visas pour court ou moyen séjour déposées dans les consulats français de 47 pays d’Afrique avaient essuyé un taux moyen de refus de 30,5%. Un taux près de deux fois supérieur à la moyenne de l’ensemble des consulats français dans le monde (16%), selon une étude de la Direction générale de la Migration et des Affaires intérieures de la Commission européenne.

Une situation qui ne va pas aller en s’améliorant. Résultat, les artistes s’adaptent. « Certains se tournent vers d’autres pays de l’espace Schengen, comme l’Allemagne, les Pays-Bas, la Suisse et la Belgique, et contournent le problème », relativise Sébastien Lagrave. Boubacar Traoré, par exemple, est passé par l’Allemagne pour rejoindre la programmation d’Africolor.

Depuis le début d’octobre, des dérogations sont possibles dans les ambassades des trois pays concernés. Une bonne nouvelle pour les acteurs culturels qui se sont mobilisés – comme le réseau Zone Franche, consacré aux musiques du monde, et son « Comité visas artistes » –, mais qui reste un régime d’exception. « Aujourd’hui, les solutions passent par des traitements de faveur, dans du cas par cas. C’est inadmissible », s’insurge Anaïs Lukacs, responsable des réseaux MobiCulture et On The Move, qui s’est exprimée lors d’une table ronde organisée sur ce thème au Marché des musiques actuelles (MaMa), le 11 octobre à Paris.

Un traitement de faveur majoritairement réservé aux artistes les plus connus, ce qui exclut de facto les petits artistes, sans producteurs ni tourneurs, et pour qui les conséquences sont désastreuses. « Passer par d’autres circuits demande une charge de travail colossale et ce, sans garantie de résultats. Si j’avais les moyens et une grosse tournée à défendre, j’aurais tenté. Mais quand on est petit sur le plan économique, on se résigne », souffle Aymeric Krol.

Contournement

Avec autant de traitements qu’il y a de profils de musiciens, nombre de ces derniers, déjà fragilisés par l’absence de reconnaissance de leur statut d’artiste dans leur propre pays et par un secteur qui dépend encore largement de l’économie informelle, se retrouvent sans ressources.

Conséquence de la rupture entre le Mali et la France, qui refuse d’accorder la moindre légitimité aux putschistes : l’arrêt des transactions financières bilatérales. « On ne peut plus faire de virements. Cela fait presque un an qu’ils sont bloqués par des banques intermédiaires que l’on n’arrive pas à contacter, relate Corinne Serres. Comme vous vous en doutez, pour transférer des sommes importantes à des artistes ayant fait de grosses tournées, on ne peut pas passer par Western Union », fulmine la gérante de la société de production de concerts Mad Minute Music, qui cherche encore des solutions.

Si, une semaine après la décision radicale du Quai d’Orsay, Rima Abdul Malak, la ministre française de la Culture, annonçait qu’il n’était pas question d’arrêter d’échanger avec les artistes et les institutions culturelles de ces trois pays – donnant ainsi l’impression d’un rétropédalage –, et que les artistes déjà titulaires d’un visa de longue durée restaient en mesure de circuler sur le territoire français et d’honorer leurs tournées, la réalité du terrain est tout autre. « De nombreux professionnels de la culture, comme Zone France, sont dans une action militante. Il ne faut cependant pas oublier que certains d’entre eux craignent que leurs subventions diminuent, et ont peur de programmer des ressortissants nigériens, maliens et burkinabè, signale la productrice. On subit une double peine, dissimulée et taboue ».

Ainsi, certains artistes ressentent de la défiance, et, même après avoir obtenu un visa de longue durée, se contentent de transiter par la France. C’est le cas du rappeur burkinabè Joey le Soldat, dont le visa expire en juin 2024. Alors que, l’été dernier, il avait tourné un peu partout en France, de Paris à Marseille, c’est en Allemagne qu’il posera ses valises, après une escale dans la capitale française, pour jouer dans un festival prévu en novembre.

Arrogance

« Quand l’arrogance se substitue à la diplomatie, on aboutit à ce résultat. Nous sommes de plus en plus nombreux à nous tourner vers d’autres pays d’Europe. On est conscients qu’il n’y a pas que la France [dans le monde]. Ce pays représente le quart de mes dates sur une trentaine de concerts par an, raconte le rappeur, qui se produit également dans son propre pays. On nous présente, nous autres artistes africains, comme des profiteurs. Or, il est question de business. L’État français gagne aussi à nous faire jouer. Tout en n’étant pas le bienvenu sur le territoire français, je paie 33% de mes droits à la Sacem et je m’acquitte de mes impôts en France. On ne mendie pas, bien au contraire ! », s’indigne-t-il.

Ouagadougou et Paris n’ayant pas signé d’accords bilatéraux, un artiste-auteur burkinabè affilié en France est en effet redevable de l’intégralité des cotisations et contributions sociales dans ce pays pour son activité. « La France m’a permis de lancer ma carrière, mais, en tant que Burkinabè, je condamne cette arrogance de l’ancien colonisateur. Couper les ponts avec notre pays, c’est ne pas accepter les conflits d’idées. C’est un échec du vivre-ensemble », lance-t-il.

Un sentiment que partage Anana Boubacar Harouna, leader du groupe nigérien Kel Assouf. Binational (belgo-nigérien), le chanteur, installé à Bruxelles, était de passage à Paris au début d’octobre pour jouer lors d’une fête qu’organisait l’association Telilt, qui vise à favoriser les échanges entre les cultures touareg et française. « D’habitude, ce genre d’événements profite aussi aux artisans nigériens, qui peuvent vendre leurs bijoux et partager leurs traditions, rapporte-t-il. Ce qui lie l’humanité, c’est la culture et le dialogue entre les peuples. Briser ce dialogue à l’heure des conflits n’est pas une bonne décision. La culture n’est pas de la politique, elle est une affaire d’hommes. »

Une réflexion qui n’est pas sans évoquer la Déclaration universelle de l’Unesco sur la diversité culturelle, qui dispose, dans son article Ier, que « le respect de la diversité des cultures, la tolérance, le dialogue et la coopération, dans un climat de confiance et de compréhension mutuelles, sont l’un des meilleurs gages de la paix et de la sécurité internationales », et que « la diversité culturelle constitue le patrimoine commun de l’humanité ».

La majorité des acteurs culturels se réfèrent d’ailleurs à ces textes. C’est le cas de Maël Lucas, cofondateur du Laboratoire de transition vers les droits culturels, présent à la conférence du Marché des musiques actuelles. « Cette circulaire du Quai d’Orsay affecte aussi bien les artistes que les étudiants, les chercheurs et les migrants. Il faut repenser les mécanismes de solidarité, aussi bien en matière de circulation des artistes qu’en matière de respect des droits culturels et fondamentaux des personnes », résume-t-il en rappelant que « chaque être humain est un être de culture ».

Burkina Faso, Mali, Niger… Le désarroi des artistes privés de visas par la France (msn.com)