Devant la prison de Reubeuss à Dakar, les militants et les sympathisants de l’ex-Pastef, parti de l’opposant politique Ousmane Sonko, actuellement incarcéré, ont posé leurs bagages depuis presque une semaine. Tous les jours, un petit groupe est présent sur place pour accueillir les détenus qui retrouvent la liberté après plusieurs mois de détention. Depuis le jeudi 15 février, plus de 300 détenus, arrêtés lors des manifestations de contestation au pouvoir datant de mars 2021 jusqu’à celles de début février, ont été libérés, principalement à Dakar. Une vague de libération qui s’inscrit dans une dynamique d’apaisement politique voulu par le président Macky Sall alors que le pays traverse une grave crise politique à la suite de sa décision de reporter l’élection présidentielle du 25 février.

Lors d’une conférence de presse le 20 février, la ministre de la Justice, Aïssata Tall Sall, a assuré que ces libérations s’intègrent dans une politique plus large du ministère, entreprise depuis octobre 2023, pour « désengorger les prisons » et « lutter contre les longues détentions ». La garde des Sceaux a réfuté l’idée de « libérations arbitraires » en référence aux critiques parlant d’arrestations arbitraires. La société civile et l’opposition parlent en effet de « détenus politiques », arrêtés pour leur soutien au parti Pastef, pour avoir participé à des manifestations, le plus souvent interdites, et dans certains cas par erreur, les personnes se trouvant sur les lieux des émeutes sans forcément y prendre part. Une dénomination vivement rejetée par le pouvoir. « Les raisons qui ont envoyé ces personnes en prison n’ont jamais été des raisons politiques. Il y avait des délits de droit commun que les juges fondent sur le Code pénal pour pouvoir les emprisonner », a défendu Mme Tall Sall.

Un soutien important pour les ex-détenus

À quelques mètres du grand portail de Reubeuss, penchée sur une feuille, Maïmouna note consciencieusement le nom, prénom ainsi que la profession, le délit reproché et le numéro de téléphone de chacun des anciens détenus. Ce recensement permet de comptabiliser avec précision les personnes libérées et d’évaluer ainsi celles toujours enfermées. « On leur donne une somme, entre 5 000 et 20 000 francs CFA (7,62 et 30,49 euros), pour le transport afin qu’ils rentrent chez eux », explique la jeune militante. Une collation leur est également distribuée accompagnée parfois de dons de vêtements. Un téléphone leur permet d’appeler pour prévenir leur famille. Une organisation bien huilée rapidement mise sur pied par la commission sociale du Pastef. « Cette commission existe depuis les émeutes de mars 2021 et s’occupait de la prise en charge des blessés lors de cette période » renseigne Fatima Mbengue, coordinatrice en charge de sa gestion et de la quinzaine de militants s’y impliquant. La commission sociale s’est ensuite impliquée dans le soutien aux détenus en leur fournissant repas et aide financière pour leurs besoins en prison. Une aide qui ne s’est pas limitée aux militants du Pastef puisque de simples citoyens, dont parfois des sympathisants sans qu’ils ne soient adhérents au parti, en ont également profité. Un certain nombre de détenus étant soutien de famille, leur incarcération a ainsi plongé leur ménage dans la précarité. L’ex-parti a alors fourni un soutien financier à certaines familles de détenus parmi les plus démunies. Au-delà de l’aide financière et matérielle, les détenus ont également pu bénéficier durant leur incarcération d’une assistance juridique. « Une dizaine d’avocats, militants du Pastef ou simple avocats qui ont proposé leurs services, soutiennent bénévolement les détenus dans tout le pays », développe Mme Mbengue, engagée depuis neuf ans au Pastef.

Une assistance médicale est également offerte à chaque détenu libéré : « Leur dossier est directement transmis à la clinique SumAssistance où ils peuvent bénéficier d’une consultation médicale », rapporte Souleymane Djim, porte-parole du collectif des familles de détenus. D’après Fatima Mbengue, les soins sont désormais offerts et les achats de médicaments sont pris en charge par l’ex-Pastef. D’autres structures proposent également une prise en charge, notamment en région. « De nombreux médecins dans tout le pays ont appelé pour proposer bénévolement leurs services. Avec la libération des détenus, il y a un élan de solidarité des Sénégalais qui dépasse le cadre du Pastef », souligne-t-elle. Ayant vécu de long mois dans des conditions très difficiles ? promiscuité, saleté, manque de sanitaires, absence de traitement médical, inactivité, manque de place? ?, nombreux sont les anciens détenus à ressortir avec des séquelles (blessures, maladies, maux de dos?). Sans parler des dommages psychologiques causés par cette expérience carcérale traumatisante. « Ils peuvent bénéficier d’une prise en charge psychosociale avec plusieurs séances auprès d’un psychologue », renseigne Habib Kane, juriste, membre du commissariat aux affaires judiciaires et juridiques de l’ex-Pastef.

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Rôle de la diaspora

Depuis vendredi 16 février, Penda Christine Camara a mis sur pause ses activités pour venir apporter son aide aux détenus libérés. À la tête d’un bureau d’études, elle a fait don d’un stock de vêtements. « C’est important de leur montrer que nous les soutenons. Il y a eu de nombreuses arrestations injustes et ils ont vécu des atrocités. C’est un combat noble », argumente la jeune Franco-Sénégalaise de 35 ans, revenue s’installer au Sénégal en 2018 et impliquée dans les activités sociales du Pastef.

L’implication de la diaspora joue un rôle considérable dans cette solidarité à l’endroit des détenus. D’un point de vue financier tout d’abord puisque par le biais de levées de fonds, elle permet de mobiliser des sommes importantes qui financent la mise en place d’actions sur le terrain au Sénégal. « La diaspora possède un très fort poids économique et contribue énormément, notamment par la création de cagnottes régulières », pointe Awa, sympathisante du Pastef, basée à Paris. Outre sa force de financement, la communauté sénégalaise est également très active sur les réseaux sociaux dans le partage d’informations, jouant le rôle de relais et permettant de sensibiliser à une plus large échelle sur la situation sur place. « On organise aussi régulièrement des rassemblements pour protester contre la situation, réclamer des élections avant le 2 avril et la libération des détenus politiques. Il y a des manifestations à Paris tous les samedis », informe la jeune femme de 32 ans.

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Vers la réinsertion

Des initiatives personnelles émergent également afin d’appuyer la réinsertion des anciens détenus dans la société, à l’image de Mamadou Diakhaté. Après avoir lancé une cagnotte pour financer les soins de plusieurs personnes blessées lors des manifestations, l’ancien enseignant très suivi sur les réseaux sociaux pour son activisme décide d’utiliser les fonds restants ? le montant avait grimpé jusqu’à un peu plus d’un million de FCFA (1 524 euros) ? pour aider les anciens détenus. « J’ai commencé à les aider en fournissant le transport pour qu’ils rentrent chez eux, je recensais les noms et également les métiers. Je me suis rendu compte qu’il y avait beaucoup de potentiels : il y avait des entrepreneurs, des restaurateurs, des sérigraphes? Et beaucoup, en étant incarcérés avaient perdu leur emploi », raconte-t-il. Il sélectionne ainsi six profils, âgés entre 23 et 63 ans à qui il fait des dons entre 200 à 250 000 francs CFA (304 à 380 euros) afin d’aider à acheter leur fourniture pour relancer leur activité. Mamadou Diakhate s’engage également à rénover leur lieu de travail.

Poissonnier, Sory Sow a ainsi repris son travail mardi 20 février, après neuf mois d’emprisonnement. Grâce à la chaîne de solidarité relayée sur les réseaux sociaux, il a pu vendre en une journée ses fruits de mer. Parmi les autres profils soutenus par M. Diakhaté, se trouve un commerçant, un restaurateur, un marchand ambulant, un jeune footballeur ainsi qu’un vendeur de légumes. « L’État devrait être le premier à aider les prisonniers libérés, notamment en les indemnisant. Mais on voit de façon flagrante avec ces nouvelles libérations, l’absence criante de programme de réinsertion sociale des anciens détenus au Sénégal. C’est très dangereux, car rien n’est prévu pour eux. Or si on ne leur propose rien, ils peuvent plus facilement se retrouver dans des situations complexes, et commettre des actes de délinquance faute de retrouver leur place dans la société. Il y a un besoin d’agir urgent, les Sénégalais se doivent d’être solidaires » insiste-t-il.

Son amie Rabya Khuma, touchée par le parcours de ces détenus politiques a créé le site Solidarisen qui souhaite rassembler les curriculum vitæ de tous les détenus et leur contact pour les aider à retrouver rapidement une activité économique après des mois perdus en prison. « Le site présentera chaque personne, pourquoi elle a été incarcérée, sa situation actuelle, ses compétences, ses attentes. Les échanges seront traduits en français et anglais pour la diaspora. L’idée est aussi de créer une cagnotte pour chaque personne si certains souhaitent les aider », détaille-t-elle. Désireuse d’amplifier leurs voix, Rabya Khuma souhaitent que ces détenus « ne soient pas oubliés ». « Il y a beaucoup d’informations, avec une plateforme, on peut centraliser les efforts », appuie-t-elle.

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Indemnisation et poursuite de libérations

Comme de nombreux citoyens, Rabya Khuma est favorable à une indemnisation des détenus politiques. Mais pour l’heure, le dossier s’avère compliqué. « Je rappelle que ces libérations sont des libérations provisoires. Ce n’est pas encore fini », a laissé planer la garde des Sceaux. Une indemnisation dans ces conditions apparaît donc impossible. « Pour obtenir une indemnisation, il faut qu’il y ait eu une décision rendue par une juridiction de jugement », signale Habib Kane, juriste. Contredisant la garde des Sceaux, il renseigne que plusieurs détenus ont été relaxés et déchargés. Pour autant, ces décisions empêchent également toute indemnisation puisque ces décisions n’ont pas été prises dans le cadre de juridiction de jugement.

Depuis le début de la semaine, les libérations se sont faites plus rares, peut-être une répercussion directe des nombreuses critiques émanant des anciens détenus à l’encontre des autorités pénitentiaires et des conditions d’incarcérations. La ministre de la Justice a pourtant affirmé qu’ « il restait à peu près 272 » libérations à venir à Dakar pour arriver à un total d’environ 500, et que « dans d’autres régions, la même chose est en train d’être faite » après des examens au cas par cas. Une dizaine de détenus ont ainsi été libérés mardi 20 février à Mbour, sur la petite côte. Parmi les plus de 700 détenus toujours emprisonnés sur tout le territoire figurent Ousmane Sonko, leader de l’ex-Pastef rendu inéligible en juin dernier, ainsi que Bassirou Diomaye Faye, son dauphin et candidat à la présidentielle, en attente de son procès pour « outrage à magistrat » et « atteinte à la sûreté de l’État » notamment.

Alors que la coalition Bassirou Diomaye Faye a appelé à la libération des deux leaders, la garde des Sceaux a entretenu le flou : « Est-ce que nous aurons encore un autre lot de dossiers à apprécier objectivement et à voir ce que nous allons faire. Certainement que oui. Mais cela ne veut pas dire la libération de tout le monde. Cela veut dire libération au cas par cas. Tout est possible selon la loi. » Une phrase sibylline qui laisse ainsi ouverte une possible libération de Sonko et Faye. Sénégal : une vague de libérations d’opposants en guise d’apaisement (msn.com)