Abidjan en avril dernier, Nouakchott en mai, l’Ukraine accélère ces derniers mois le déploiement de sa diplomatie africaine via l’inauguration de nouvelles ambassades. Dans un contexte de guerre hybride avec la Russie qui semble s’inscrire dans le temps long, Kiev entend bien faire valoir ses intérêts dans une région âprement convoitée par Moscou. Retour sur les multiples enjeux ukrainiens avec M. Yurii Pyvovarov, ambassadeur d’Ukraine au Sénégal.

Conflit et urgence diplomatique

À l’origine de ce regain d’intérêt pour l’Afrique, l’intensification du conflit il y a maintenant plus de deux ans, aussi appelé « opération militaire spéciale » par Moscou. En mars 2022, le vote à l’ONU visant à condamner l’invasion russe avait laissé entrevoir un continent africain pour le moins divisé sur ce sujet : parmi les 54 pays, 17 avaient décidé de s’abstenir. Dans ce paysage clairsemé, de nombreux pays d’Afrique de l’Ouest n’avaient pourtant pas hésité à condamner l’agression. L’Ukraine pouvait alors compter sur le soutien de la Mauritanie, de la Sierra Leone, du Liberia, de la Côte d’Ivoire, du Ghana, du Bénin et du Nigeria, dont la position est restée inchangée lors d’un autre vote pour le retrait des troupes russes en février 2023.

Yurii Pyvovarov, ambassadeur d’Ukraine au Sénégal depuis 2021 et ancien responsable de la zone Afrique et Moyen-Orient au ministère ukrainien des Affaires étrangères, revient sur cette prise de conscience : « Nous avons été déçus par le manque de courage de certains pays que nous pensions alliés. Il nous paraît toujours inconcevable que des pays ne condamnent pas ces agissements, au moins sur le plan moral. Ne pas réagir revient à encourager la Russie à commettre de nouveaux crimes. » Le diplomate aux trente ans de carrière résume ainsi la direction de son pays : « L’Ukraine est en train de rattraper le temps perdu en Afrique. »

D’ici à la fin de l’année 2024, Kiev envisage en effet d’atteindre vingt ambassades sur le continent, contre une quarantaine pour la Russie. Concernant la Côte d’Ivoire, Abidjan abritait jusqu’alors une représentation consulaire ukrainienne, la création d’une ambassade témoigne du renforcement des relations entre les deux pays. Un constat appuyé par M. Pyvovarov qui confirme également qu’un ambassadeur permanent ainsi qu’un conseiller économique y seront nommés avant la fin de l’année.

L’économie en ligne de mire

Au centre de cette stratégie, l’intensification des échanges économiques avec les pays africains. Si les relations sont à renforcer sur le plan politique, l’Ukraine dispose déjà d’une certaine expérience en matière commerciale avec le continent. Malgré le conflit, l’économie du pays continue de reposer sur le marché extérieur grâce à des matières premières produites massivement telles que les céréales, les huiles animales et végétales ou encore les métaux ferreux. En 2023, la Banque mondiale chiffrait la part des exportations ukrainiennes à plus de 28 % de son PIB. En bout de chaîne, de nombreux pays africains très demandeurs de ces denrées et dont les populations ont souffert de la flambée des prix au cours des deux dernières années. En cause, le ciblage des infrastructures portuaires et le blocus opéré en mer Noire par les forces russes depuis le début du conflit. Avant la guerre, le commerce bilatéral entre l’Ukraine et la Côte d’Ivoire bénéficiait par exemple d’une balance commerciale relativement équilibrée ? les sociétés ivoiriennes exportant principalement du cacao et du caoutchouc. Mais entre 2021 et 2022, les exportations vers ce pays d’Afrique de l’Ouest s’étaient considérablement dégradées, passant de 99 à 17 millions de dollars (USD). Un manque à gagner fortement préjudiciable dans une économie de guerre où chaque revenu compte.

À ce sujet, M. Yurii Pyvovarov l’assure, 2023 fut synonyme de reprise : « Les échanges commerciaux entre nos deux pays ont augmenté de 46 % pour atteindre 114 millions de dollars. » Derrière ce regain de dynamisme, la réouverture de corridors pour exporter les productions, notamment depuis le port d’Odessa en mer Noire. Mais certains experts relativisent cette avancée en soulignant que les ports font toujours l’objet de menaces russes et que le regain des exportations serait en partie dû aux stocks non écoulés durant le blocus. L’activité commerciale pourrait donc à terme ralentir. Toutefois, les autorités ukrainiennes ont fixé un objectif de 200 millions de dollars d’échanges avec la Côte d’Ivoire à l’issue de 2024. Pour atteindre cet horizon, Kiev pourrait encourager l’implantation de sociétés dans la sous-région, à l’image du géant russe Yandex et de sa filiale Yango proposant des services liés au transport. Sans révéler plus de détails, le diplomate évoque trois orientations stratégiques que sont la tech, l’agro-industrie et le secteur pharmaceutique.

Combattre la Russie sur le terrain de l’influence

En marge du volet strictement économique, les efforts diplomatiques ukrainiens répondent aussi à un besoin de contre-influence. La Russie ? historiquement plus présente sur le continent ? distille son propre récit du conflit en se positionnant comme un acteur non-aligné, en opposition avec le bloc occidental. Selon M. Pyvovarov, il incombe ainsi à ses services de « dire la vérité sur l’Ukraine à nos partenaires africains ». Autrement dit faire valoir la légitimité d’une riposte face à une agression internationale caractérisée. Et ce n’est pas chose facile dans un environnement toujours plus numérisé où se multiplient les fake news, à l’instar de ce document inventé de toutes pièces et publié en mai dernier qui laissait entendre que l’Ukraine comptait recruter des Ivoiriens pour aller combattre sur le front est de l’Europe.

Autre champ d’influence investi par la Russie, celui de la sécurité à travers son réseau de sociétés militaires privées, dont la présence a été attestée à différentes périodes dans une dizaine de pays en Afrique. À l’évocation de ce sujet, l’ambassadeur Pyvovarov se montre prudent mais n’exclut pas le développement de coopérations dans ce domaine, avouant qu’un « certain nombre de pays africains ont déjà exprimé un intérêt pour notre expérience de la guerre ». Formations de spécialistes, partenariats dans le cadre de production d’armements : les possibilités sont nombreuses. Il faut avouer que cette décennie de conflit, dont l’intensité n’a cessé d’augmenter, a fait de l’armée ukrainienne l’une des plus avancées en termes d’expertise militaire et de conflit contemporain.

Cette stratégie africaine répond enfin à la nécessité de multiplier les partenaires à l’heure où certaines opinions se montrent hostiles au soutien apporté à Kiev. Sur le résultat des élections européennes ? marquées par une montée de l’extrême droite ?, le diplomate commente sobrement : « Je reste attaché à cette idée que l’Ukraine continuera d’être défendue par les Européens au niveau de leur Parlement. »

En Afrique, l’Ukraine accélère sa contre-offensive diplomatique (msn.com)

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