Au travers de son exposition « Le Monde pour horizon », le Musée de la Bibliothèque nationale de France prend de la distance avec ses collections. Et invite l’artiste camerounais Barthélémy Toguo à questionner, avec ses œuvres, le regard occidental.

Dépositaire de cinq siècles de savoir encyclopédique, la Bibliothèque nationale de France (BNF) possède quelque 40 millions de documents. Et contrairement à ce que l’on pourrait penser, il ne s’agit pas que de livres. D’où l’ouverture, en 2022, du Musée de la BNF, sur le site de son berceau historique, l’ancien hôtel Tubeuf, construit en 1635 et acquis en 1649 par le cardinal Mazarin. Y sont régulièrement exposés des bijoux, des médailles, des monnaies, des cartes, des partitions, des estampes, des sculptures, etc.

Décentrer le regard

Depuis le 21 septembre dernier et jusqu’au 7 septembre 2025, une nouvelle exposition y est présentée dans la galerie Mazarin. Elle s’intitule Le Monde pour horizon et accueille un prestigieux invité, l’artiste Camerounais Barthélémy Toguo. Sans craindre les grands mots, il est possible de considérer cette initiative comme une démarche « décoloniale », à la fois dans la manière d’aborder les collections françaises et dans la façon de les confronter à un autre regard, décentré.

Avec des objets très divers présentés sur 1 200 m², le Musée de la BNF invite à « un voyage dans le temps et dans l’histoire des relations entre les peuples », à « une exploration des échanges interculturels, artistiques, diplomatiques et intellectuels entre l’Europe et les autres civilisations depuis l’Antiquité ». Le sujet est aussi vaste qu’inépuisable et chacun, sans doute, trouvera son compte dans les vitrines de l’exposition : naissance de l’imprimerie en Asie orientale et en Europe, traditions cartographiques occidentales et arabes, naissance de l’égyptologie, japonisme, avant-gardes européennes et sculpture africaine…

Œuvres et objets magnifiques se succèdent : lettre à François 1ᵉʳ écrite par Soliman 1er, dessin à la mine de plomb signé Eugène Delacroix, masque igbo du Nigeria, lithographie d’Henri de Toulouse-Lautrec, gravure sur bois polychrome de Katsushika Hokusai Sous la vague au large de Kanagawa, 1ʳᵉ planche des 36 vues du mont Fuji…

Suivre la piste décoloniale

À vrai dire, le visiteur a l’embarras du choix. Qui trop embrasse mal étreint ? À chacun de composer son itinéraire. Suivre la piste décoloniale est une possibilité. « Les collections de la Bibliothèque documentent par ailleurs l’histoire des contacts avec l’Afrique du Nord et l’Afrique subsaharienne, illustrant tant la colonisation du continent, de l’Algérie par la France en particulier, que les efforts d’émancipation de leurs peuples, de leurs cultures, et leur irrigation de la modernité européenne au long des XIXᵉ et XXᵉ siècle », écrit Emmanuel Coquery, le directeur de la BNF, dans le magazine de l’institution, Chroniques.

Ainsi est-il possible d’admirer un portrait de l’émir Abdel Kader prisonnier au château d’Amboise et photographié par Gustave Le Gray en juillet 1851. Ou de s’aventurer entre les lignes de niveau d’une carte de Constantine – principal foyer de résistance à la colonisation où les troupes françaises furent défaites en 1836 par les combattants d’Ahmed Bey !

Barthélémy Toguo, plasticien touche à tout

Mais, bien entendu, c’est aussi la présence du travail contemporain de Barthélémy Toguo qui permet un autre pas de côté par rapport à ces moments d’histoire « collectés » par une France messianique aux ambitions très humanistes et très impériales ! On ne présente plus le plasticien né en 1967 à Mbalmayo (Cameroun) et fondateur [du projet artistique] Bandjoun Station. Quand il ne peint pas la carrosserie d’une ligne de tramway (à Montpellier), il installe une fresque dans le métro parisien (Station Château-Rouge), illustre une chanson de Peter Gabriel (Olivre tree, sur l’album I/O), installe un Pilier des migrants disparus sous la pyramide du Louvre – et, bien évidemment, expose dans les galeries, les foires et les institutions muséales du monde entier.

Sous le commissariat d’Hafida Jemni Di folco, sa présence à la BNF permet de se faire une idée de la variété de son travail. Si les dessins à l’encre (bleu, vert, rouge selon les périodes) reviennent souvent, le parcours de l’exposition permet de se faire une idée de la variété de supports qu’il aime utiliser : vases de porcelaine géants réalisés en Chine (Fragile bodyVaincre le virus), porcelaines émaillées conçues à Malaga sur les terres de Picasso (Balade aquatique), gravures sur bois (La Rivière a beau être à sec, elle garde son nom), zingana (bois tropical) sculpté (Bilongue), cartes postales (Head above Water, Rwanda)…

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Et comme nous nous trouvons dans une bibliothèque, les livres sont bien présents avec une installation, A Book is my Hope, que l’artiste avait réalisée en 2018, à l’occasion de la Biennale de Dakar, et par laquelle il voulait attirer l’attention sur le sort réservé aux manuscrits de Tombouctou à l’heure du repli obscurantiste. Mais aussi dans le salon Louis XV, Éclosions mémorielles, où un énorme manuscrit de 1 m sur 2 m peint et rédigé par l’artiste attend en vain d’être feuilleté…

Malcolm X, Nelson Mandela, Patrice Lumumba…

Travail sur le présent, travail sur l’avenir, l’œuvre de Toguo interroge aussi la mémoire et l’histoire. Dans la salle Barthélemy consacrée aux médailles, le plasticien camerounais impose un moment de réflexion politique avec sa nouvelle série Leaders africains, un ensemble de médaillons en bronze brossé représentant des personnalités éminentes de l’histoire africaine : Nelson Mandela, Kwame Nkrumah, Ruben Um Nyobé, Patrice Lumumba, Amílcar Cabral, Frantz Fanon, Mehdi Ben Barka, Malcolm X… Il ne sera pas dit que la BNF n’a pas fait d’effort pour prendre ses distances avec la lourde histoire coloniale de la France.

« Le Monde pour horizon », de Barthélémy Toguo, Musée de la Bibliothèque nationale de France, site Richelieu, à Paris, jusqu’au 7 septembre 2025.

Avec l’exposition « Le Monde pour horizon », la BNF se décolonise (msn.com)