Une semaine après les inondations historiques des villes de Bakel et Kidira, à l’est du Sénégal, l’eau commence à refluer. Les populations ont tout perdu et les attentes sont grandes vis-à-vis des autorités. Le président Bassirou Diomaye Faye s’est rendu sur place le 18 octobre et le Premier ministre a annoncé une aide de 12 millions d’euros (8 milliards de francs CFA). Le cauchemar n’est pas fini. L’onde de crue se propage. Elle arrivera inexorablement jusqu’à Saint-Louis, l’embouchure du fleuve. La ville historique doit se préparer.
Le fleuve Sénégal en impose avec ses 1 800 kilomètres. Il prend naissance dans les montagnes du Fouta-Djalon, en Guinée, traverse le Mali, arrive au Sénégal par Bakel pour aller vers la Mauritanie et former une frontière naturelle. Il est alimenté par trois affluents majeurs, le Bafing, la branche mère, le Bakou et la Falémé, qui le rejoint en amont de Bakel. Cette année, la crue est exceptionnelle. L’Organisation intergouvernementale de mise en valeur du fleuve Sénégal (OMVS) précisait le 19 octobre que la vigilance orange restait activée sur la plupart des localités riveraines du fleuve Sénégal, avec une tendance à la vigilance rouge notamment pour Podor, Tékane, Dagana et Bogué. Ansoumana Bodian, enseignant-chercheur en hydrologie au département de géographie de l’université Gaston-Berger de Saint-Louis, décrypte les enjeux autour de cette crue historique du fleuve Sénégal.
Le Point Afrique : quelles sont les causes des inondations et de la crue du fleuve Sénégal ?
Ansoumana Bodian : Pour comprendre les inondations du fleuve Sénégal, il faut remonter dans le temps. L’Afrique de l’Ouest a connu une longue période de sécheresse du début des années 1970 jusqu’aux années 2000. Cette sécheresse a entraîné l’assèchement des cours d’eau, qui a amené les populations à occuper des zones basses qui, jadis, étaient inondées. Depuis quelques années, on assiste à un retour des précipitations. Des pluies qui sont collectées par les fleuves et leurs affluents. Deux causes se combinent et expliquent l’augmentation des écoulements dans les cours d’eau : le retour de la pluviométrie et le changement d’usage des sols. Avec des sols encroûtés, l’eau n’est plus absorbée par la terre et ruisselle.
La majeure partie de l’eau du fleuve que vous avez au Sénégal à la station de Bakel, qui est notre station de référence, vient de la Guinée et du Mali. J’ai effectué deux semaines de mission dans le Fouta-Djalon [le bassin-versant du fleuve, NDLR] à la fin des années 2010 et j’ai pu observer une dégradation des forêts. Si on combine le retour de la pluviométrie et ce changement des sols, nous observons des débits assez importants. Du fait que les gens se sont installés dans des zones basses et le long des berges du fleuve, les inondations deviennent dévastatrices.
Le fleuve Sénégal est aussi un cours d’eau qui est aménagé, avec notamment le barrage de Manantali, un barrage multi-usage qui permet de fournir de l’électricité et de pratiquer une agriculture irriguée. En revanche, après des pluies importantes en août, auxquelles se sont ajoutées celles de septembre et d’octobre, les vannes du barrage de Manantali ont dû être ouvertes. J’ai eu au téléphone un observateur du ministère de l’Hydraulique, à Bakel, qui m’a expliqué que la Falémé était gonflée par des précipitations abondantes en Guinée. Aux lâchers du barrage s’est ajouté le débit plus important de la Falémé, qui n’est pas régulée. Les deux phénomènes se sont rencontrés à Bakel, entraînant des inondations dévastatrices.
Le changement climatique est-il la cause de ces inondations ?
Le changement climatique est en partie responsable de ces inondations parce qu’à cause du réchauffement global il y a un changement dans la distribution des pluies, avec parfois des pluies intenses. Quand vous recevez des pluies de 200 millimètres, c’est beaucoup pour ces zones-là. En revanche, tout ne s’explique pas par le changement climatique.
La sécheresse a entraîné une augmentation de la vulnérabilité aux inondations car les gens s’installent même dans les zones dépressionnaires. C’est ce qui se passe à Dakar. Les inondations sont non seulement liées au changement climatique mais aussi à la mauvaise occupation de l’espace et au changement de qualité des sols.
Existe-t-il des systèmes d’alerte crues-inondations ? Comment les améliorer et réduire l’impact des crues ?
En France, les prévisions de pluies à une semaine sont utilisées dans un modèle hydrologique pour établir des prévisions de débit d’un cours d’eau. Il est alors possible de lancer des alertes ciblées sur des zones et de mettre en place un plan d’évacuation. Au Sénégal, la situation est bien différente. Sur le fleuve Sénégal, la prévision est basée sur l’onde de crue. La crue observée à Bakel va mettre 28 jours pour arriver à Saint-Louis, à l’embouchure. Cette prévision ne permet pas de dire avec exactitude quelles seront les zones impactées.
Un autre problème est celui de la mentalité des populations. Quand vous dites à une personne qu’une crue va arriver, tant qu’elle n’est pas impactée, même si vous lui demandez d’évacuer, elle ne va pas le faire. Le fait aussi que les populations ont développé des activités dans ce que l’on appelle le lit majeur du fleuve conduit à des situations catastrophiques.
Nous sommes confrontés à une combinaison de facteurs. À l’insuffisance de la prévision s’ajoutent celle des moyens de communication pour la diffusion de cette prévision mais aussi l’absence de réponse des populations et enfin l’insuffisance des services techniques pour mettre en place un plan d’évacuation. On peut juste venir en aide aux personnes impactées, mais on ne peut pas faire de l’anticipation.
Il faudrait que les bailleurs de fonds acceptent de financer la production de données.
Quelles sont les stratégies à mettre en ?uvre pour faire face à ces inondations et mieux les anticiper ?
Le premier niveau de la stratégie consiste à renforcer la connaissance de l’aléa. Dans la définition du risque, vous avez ce que l’on appelle l’aléa et la vulnérabilité. L’aléa est le phénomène physique du risque : la vulnérabilité exprime les effets prévisibles de l’aléa sur l’homme et ses activités.
Les programmes d’hydrologie, particulièrement d’hydrologie urbaine, sont peu nombreux en Afrique de l’Ouest. Or c’est par la formation et la collecte d’informations de qualité que l’on pourra trouver des solutions concrètes à la gestion des inondations.
Les réseaux d’observation hydrologique au sol se sont dégradés dans les grands bassins fluviaux et restent inexistants en milieu urbain, notamment depuis l’avènement des données satellitaires. Les satellites livrent des informations intéressantes, mais indirectes. Elles ont besoin d’être validées par des données collectées par un réseau de capteurs au sol.Sénégal : « Les inondations sont liées au changement climatique et à la mauvaise occupation de l’espace »
Sur les fleuves, le problème reste le manque de données d’observation sur de longues périodes. Il faudrait que les bailleurs de fonds acceptent de financer la production de données afin de mieux caractériser l’aléa, c’est-à-dire de connaître le phénomène physique du risque. Et, quand on aura une meilleure connaissance de l’aléa, on pourra mettre en place des stratégies d’adaptation. Sinon, cela devient du pilotage à vue. On ne peut pas agir sans connaissances.
La production d’informations est importante, tout comme la formation. Des efforts doivent être déployés dans la formation, mais il faut aussi revoir le mode de financement de notre développement. Par exemple, lorsqu’un bailleur de fonds finance un projet de prévisions sur le fleuve Sénégal, il ne va pas demander aux universitaires africains et sénégalais de contribuer à ce projet. Il n’y a pas assez de partage et de transmission de la connaissance.