C’est le 29 décembre 2001 que ce sont déroulées à Dakar les funérailles de Léopold Sédar Senghor. Au Sénégal comme en France, on a commémoré cette année le vingtième anniversaire de la mort du poète-président. Le clou des commémorations a sans doute été la parution en octobre d’une biographie importante du premier président sénégalais. sous la plume de l’ancien journaliste du Monde, Jean-Pierre Langellier. Le livre retrace avec brio le parcours exceptionnel de l’homme complexe que fut Senghor.
Il y a vingt ans disparaissait Léopold Sédar Senghor. Dans l’après-midi du 20 décembre 2001, à l’âge canonique de 96 ans, le poète-président sénégalais s’est éteint dans son domicile de Verson, en Normandie, où il s’était installé avec son épouse, après avoir quitté volontairement le pouvoir en 1980.
Le XXe siècle avait six ans lorsque Senghor est venu au monde. Né dans le village de Joal, sur la côte Atlantique, à une centaine de kilomètres de Dakar, dans une famille d’ethnie sérère et de confession chrétienne, il fut le premier chef de l’État du Sénégal indépendant. Son pays lui doit beaucoup : sa démocratie vibrante, son État de droit et sa stabilité politique exemplaire dans un continent longtemps dominé par la tentation autocratique.
Il faut rappeler que le fondateur du Sénégal moderne n’était pas un homme politique ordinaire. Fin lettré, l’homme fut aussi poète et penseur, qui avait mis sa création au service de la libération de son continent colonisé. « Il était avant tout un homme multiple : poète, chantre de la négritude et de la civilisation de l’universel, premier agrégé africain de grammaire, enseignant, essayiste, philosophe, député et ministre français, premier président du Sénégal, co-fondateur du mouvement de la Francophonie et membre de l’Académie française », rappelle pour sa part le journaliste Jean-Pierre Langellier, qui vient de consacrer à ce monument de la vie politique et intellectuelle africaine une magistrale biographie de près de 500 pages, aux éditions Perrin (1).
Une personnalité polyvalent et pluridimensionnelle
Intitulé simplement, « Léopold Sédar Senghor » est un ouvrage d’hommage. Il ne gomme pas les aspérités de la trajectoire de son sujet, mais a en commun avec les précédentes biographies qui ont été consacrées au grand homme la fascination pour sa personnalité « polyvalente et pluridimensionnelle, avec ce qu’on peut imaginer de richesse dans la traversée du siècle ».
Si la traversée du siècle du futur premier magistrat du Sénégal a débuté sur la terre de ses ancêtres, c’est dans le va-et-vient entre son Sénégal natal et la France, sa seconde patrie, que s’est forgé et s’est accompli ce destin hors du commun. Arrivé à Paris à l’aube des années 1930 pour effectuer des études supérieures, « il est vite pris dans le bouillonnement de la vie parisienne, avant d’être happé par toutes les tragédies du siècle, dont la Seconde Guerre mondiale », raconte son biographe.
Senghor fut mobilisé pendant la guerre, enrôlé dans un régiment de tirailleurs coloniaux, avant d’être arrêté dès 1940 par les Allemands et interné dans les camps réservés aux troupes coloniales. Il faillit être fusillé, avec 3 000 de ses co-détenus. Sauvé de justesse, il est resté prisonnier deux ans durant. Il emploiera son temps à rédiger des poèmes.
La poésie était déjà son horizon et sa porte de salut. Selon Jean-Pierre Langellier, la grande chance du jeune Sénégalais était d’avoir rencontré dès ses premières années à Paris l’Antillais Aimé Césaire et le Guyanais Léon-Gontran Damas. Ensemble, le trio s’était embarqué sur une aventure intellectuelle et poétique autour de la redécouverte et la célébration de la négritude, qui donnèrent sens à leurs vies. Senghor avait fait parallèlement des études solides : une licence de littérature, une agrégation de grammaire… Sur les bancs du lycée Louis Le Grand, il s’était aussi lié d’amitié avec Georges Pompidou, futur chef de l’État français, un khâgneux comme lui, qui l’initia à la poésie et la pensée française, Claudel et Bergson. C’est ce métissage entre la négritude et la francité qui est la source de la poétique de Senghor.
Pour le biographe du poète, ce métissage vécu comme un dilemme existentiel constitue aussi le fil de la personnalité de son héros. « Cette personnalité s’est construite, analyse Jean-Pierre Langellier, autour du dilemme entre le Sénégal et la France, entre l’Europe et l’Afrique, entre les Blancs et les Noirs, entre la fameuse « raison hellène » et « émotion nègre », entre la promotion des racines et l’universalisme qu’il va théoriser au fil des décennies ». L’homme va se nourrir de ces paradoxes, réussissant parfois à établir des ponts réunissant les deux versants de sa personne.
Un « faux-gentil »
La symbiose fut plus douloureuse à établir lorsqu’il s’est agi pour Senghor de choisir, au sortir de la guerre, entre la poésie et la politique. Membre de la SFIO (2) dès 1935, il fut poussé par le chef du parti socialiste sénégalais, Lamine Guèye, pour candidater à l’un des deux sièges de député qui revenaient au Sénégal. Senghor accepta à contre-cœur car au fond du cœur, comme le veut la légende, il nourrissait le rêve alors de faire une carrière de chercheur au Collège de France. Par ailleurs, il était déjà un poète reconnu, ayant fait paraître en 1945 son premier recueil de poésies Chants d’ombre.
Mais, il était aussi un observateur de la vie politique franco-africaine. Dépité par le traitement inégalitaire réservé par la République française à ses colonies d’outre-mer en matière de représentation au Parlement, il se laissa convaincre et se fit élire à l’Assemblée nationale à Paris sous l’étiquette socialiste. Selon les observateurs, il fut un député remuant, ministre dans des gouvernements français successifs, avant d’être élu à la présidence du Sénégal en 1960.
La vitalité créative de Senghor est désormais entravée par ses responsabilités d’homme d’État . Le poète en souffrit forcément, mais cela ne l’empêchera pas de prendre goût à la chose politique, marquant de son empreinte l’évolution de son pays. Il mit en place des institutions étroitement inspirées de la Ve République française : un exécutif fort, mais surveillé par des garde-fous institutionnels, garants de l’État de droit. Son biographe Jean-Pierre Langellier évoque son « art de gouvernance exemplaire », marqué par son grand sens de probité, sa rigueur et, last but not least, son départ volontaire du pouvoir en 1980. À son actif aussi, l’organisation à Dakar en 1966 du Festival mondial des arts nègres qui fit triompher la pensée de la négritude et imposa Dakar comme la capitale africaine incontestée de la culture et des idées.
Sous Senghor, la présidence sénégalaise se démena aussi pour fédérer les pays francophones autour de la promotion internationale de la langue française, « cet outil merveilleux trouvé dans les décombres du colonialisme ». Le mouvement francophone, représenté aujourd’hui par l’Organisation internationale de la Francophonie, est né de l’activisme éclairé du premier agrégé de grammaire de l’Afrique noire.
« Si le président Senghor a laissé en héritage la démocratie, l’État de droit, la liberté de la presse, il ne faut pas oublier qu’il sut mordre quand il considérait son autorité était menacée », soutient son biographe, citant l’embastillement en 1962 de l’opposant Mamadou Dia accusé d’avoir fomenté un coup d’État ou la répression des étudiants en grève en 1971. « C’était un faux-gentil », selon Langellier.
On reprochera aussi à Senghor sa trop grande soumission à l’égard de l’ancienne métropole. Frantz Fanon l’accusa en pleine guerre d’Algérie d’avoir donné « l’ordre à sa délégation à l’ONU d’appuyer les thèses françaises sur l’Algérie ». Cette loyauté sans faille de l’allié sénégalais n’empêcha pas toutefois la France officielle de snober ses funérailles nationales à Dakar, le 29 décembre 2001. « J’ai honte », écrivait à l’époque dans les colonnes du Monde l’écrivain amoureux d’Afrique Erik Orsenna.
Passeur entre continents
Vingt ans après sa mort, que retient-on de Senghor et de son parcours ? Le temps des controverses étant révolu, reste l’image d’un formidable passeur qui, selon les mots de son biographe, n’a eu de « cesse de jeter des ponts entre les deux continents dont les cultures le nourrissent et le déchirent ». Reste aussi une œuvre poétique aux accents à la fois patriciens et mélancoliques, dont les principaux volumes ont pour titres Chants d’ombre, Hosties noires, Ethiopiques, Nocturnes ou encore Lettres d’hivernage. Des recueils qu’il faut lire ou relire.
Senghor ne disait-il pas :« Mes poèmes, c’est là l’essentiel » ?
(1) Léopold Sédar Senghor, par Jean-Pierre Langellier. Collection « Perrin biographies », éditions Perrin, 448 pages, 24 euros
(2) Sigle de Section français de l’Internationale ouvrière née en 1905, elle fusionne en 1971 avec d’autres mouvements socialistes et donne naissance au Parti socialiste, dont le premier secrétaire général était François Mitterrand. (rfi.fr)